©Philippe Echaroux
Peuples premiers
Esquisse sans notes ni bibliographie.
Découvrez aussi le travail réalisé dans le cadre de l’exposition “Peuples Premiers” au Mans.
Les peuples premiers ne sont pas de nobles sauvages, loin de cela. Ils sont des humains comme nous, avec toutes nos vertus, mais aussi avec tous nos défauts.
L’ethnologue français Marc Augé, parle du « Génie du paganisme » – il s’agirait de païens qui auraient résisté à la pression des missions monothéistes.
C’est une voie dénominative intéressante, mais centrée sur l’aspect religieux. […]
Appelons-les « Peuples Premiers ». Le terme n’est pourtant pas idéal, aucun terme ne l’est dans ce cas, et il en faut bien signaler les possibles malentendus. Benoît de l´Estoile dénonce le mythe des « peuples premiers » comme « Forme moderne de la nostalgie pour un paradis perdu, ce mythe inverse les traits négatifs associés à la civilisation occidentale ; les ´ peuples premiers ` apparaissent ainsi à la fois comme radicalement autres et comme représentants d’une part oubliée de nous-mêmes » […]
Le problème avec cette dénomination est, certes, qu’elle pourrait donner l’impression que ces peuples (qui étaient dans leurs territoires avant nous) représentaient une époque antérieure, du passé. Mais ils vivent entre nous, et leurs cultures ne sont plus du tout ce qu’elles étaient il y a 10.000 ans. Ces peuples ne sont pas stagnants, ils évoluent comme nous, seulement leur évolution a souvent pris un autre cours que la nôtre.
Une grande partie de ces peuples sont aujourd’hui menacés dans leur survie culturelle, et même parfois physique, par le vol de leurs terres et leur expulsion souvent violente par la mise en feu de fond en comble de leurs forêts et savanes.
Dans la plupart des cas, ces populations chassées de leur propriétés proclament avec raison qu’elles étaient là avant les envahisseurs, qu’elles étaient « les premières », et c’est dans ce sens-là (juridique autant que politique) que je voudrais utiliser le terme technique, mais aussi rempli de sens émotionnel, de « peuples premiers ». […]
D’une manière complètement exacte, à la lettre, le terme ne se prête pas à une définition universelle.
En fait, la meilleure définition possible me semble être que ce sont des peuples que l’on ne peut pas soumettre à une définition unique.
La réponse dépend de la définition, mais un chiffre approximatif de 6.ooo langues ne serait pas absurde. SIX MILLE ! Et chaque langue n’est pas seulement un moyen technique de communication, mais sinon aussi un univers de pensées et de mémoires. […]
Les peuples premiers sont, pour une grande partie d’entre eux, des peuples qui parlent chacun leur propre langue. À l’école, ils peuvent apprendre des langues nationales ou internationales, et en fait, il semble que la plupart des parents appartenant à des minorités nationales le désirent pour leurs enfants. Mais en même temps ils s’accrochent fermement à leur propre langue – c’est-à-dire, à l’univers de leur propres mémoires, de leur propre culture. La majorité des les parents élève ses enfants avec cette langue.
D’abord, ils ont chacun des valeurs, des traditions, des idées que chaque groupe n’a que pour soi, qu’ils n’ont justement pas en commun avec tous les autres. Puis, il y a, tout de même, certains autres traits qu’ils ont en commun, pas tous, mais une grande partie entre eux. Je mentionne surtout la grande valeur de la parenté. Très souvent, ce sont des liens de parenté qui nous paraissent étranges, compliqués.
Par exemple, il est souvent conseillé (non obligatoire, mais recommandé) de se marier avec une personne d’un certain degré de parenté – normalement un cousin ou une cousine, mais pas n’importe quelle cousine. Par exemple, comme homme, je devrais (dans certaines sociétés) épouser la fille de mon oncle maternel, mais pas celle de mon oncle paternel.
Ceci ne signifie pas une liberté sans limites, mais au contraire, de notre point de vue européen d’aujourd’hui, une contrainte. Il faut dire qu’elle est adoucie par le fait qu’on peut négocier ces règles. […]
Un autre trait, commun à beaucoup de sociétés, mais (encore une fois) pas à
toutes, est la règle de la réciprocité. Il y a toute une tradition dans l’ethnologie française, depuis Marcel Mauss, qui consiste à étudier ce trait culturel.
Je donne un exemple tiré de ma propre expérience : quand nous vivions parmi les Aché du Paraguay, mon épouse et moi, un monsieur s’approcha de nous pour nous offrir un commerce de troc : quelques racines de manioc qu’il voulait recueillir en échange d’un tissu. Comme nous n’avions pas d’intérêt à cet échange, nous l’avons refusé. Il n’était pas content et partit – pour revenir peu après avec un sac assez grand rempli d’un grand nombre de ces racines. Son but était de nous faire honte : de nous offrir beaucoup, alors que nous n’avions pas voulu donner même un petit peu. Celui qui donne beaucoup, doit recevoir encore plus.
Et puis encore un autre trait, mais celui-ci est universel, à ceci près qu’il se retrouve, je crois, beaucoup plus chez ces peuples que nous appelons « premiers ».
Là aussi, je vous donne un exemple de ma propre expérience.
Chez les indiens Kamayurá, dans le sud-est de l’Amazonie brésilienne, la vente d’objets ethnographiques pour les musées et pour les collectionneurs privés est une source de revenus.
Quand nous y vivions, ma femme et moi, et comme je me suis intéressé aux croyances des Kamayurá dans leurs entités invisibles et en particulier leurs lémures, je leur demandai de me donner des explications sur les êtres immatériels représentés sur leur masques et figurines. Un jour, on me vendit un groupe de trois statuettes qui illustraient trois formes d’un certain être mythique, et l’on me raconta un mythe dans lequel cet Esprit entre en scène – mais ils laissèrent le mythe incomplet. Puis ils m’interdirent strictement de permettre aux jeunes de voir ces statuettes.
Malheureusement, la peinture sur ces ouvrages sculptés avait été appliquée trop rapidement sur le bois encore frais, et dans ce climat tropical, humide, ils risquaient de moisir. Nous ne voulions donc pas tout de suite enfermer ces bois dans une de nos caisses. Au lieu de cela, nous les avons d’abord mis au soleil pour qu’ils sèchent.
Nous avons choisi un lieu difficile d’accès pour les jeunes, mais, malheureusement, ils les découvrirent et les firent voir à la jeunesse intéressée du village, y compris à certaines jeunes filles. C’était grave.
Le soir, nous avons caché ces statuettes, comme c’était demandé, au fond d’une caisse. Une heure après, un monsieur se montra intéressé par lesdites statuettes et demanda à les voir.
Quand je voulus les retirer de la caisse, je me rendis compte que l’une d’entre elles avait disparu (ce que ce monsieur, sans, doute, savait déjà). Je contactai immédiatement le chef du village et me plaignis de ce qui me semblait avoir été un vol. Le chef consentit : « Oui. C’est très grave, il va falloir faire une enquête pour trouver le voleur. »
Au milieu de la nuit, on m’appela au conseil des dignitaires et chamans, avec le détail que je devrais apporter une couverture. Dans le conseil, on me parla dans une langue formelle et un peu archaïsante. On s’adressa à moi, non plus avec mon nom, mais ainsi : « Oh! homme blanc ! ».
On m’expliqua qu’un monstre très dangereux était venu des profondeurs des eaux du lac proche, perturbé par notre sacrilège de permettre que les jeunes aient vu les statuettes dont on ne voulait pas, en ce moment, prononcer le nom. « Oh, homme blanc, donne-nous la couverture et suis nous dans notre chemin ! »
En procession, nous nous sommes dirigés vers une section de brousse près du village. Là, un des chamans appela le monstre. Celui-ci fit noter sa présence par des mouvements dans les arbustes.
Le chaman se jeta dessus, avec la couverture, sous laquelle on remarqua quelque chose qui se tordait et se débattait. Après une lutte avec l’invisible, le chaman me donna la statuette qu’il avait, ainsi semblait-il, obtenu du monstre au cours de ce combat. Le lendemain, un vieux monsieur qui n’avait pas participé à la scène, vint me voir pour m’avertir du danger qui pourrait venir dudit monstre. Mais pendant qu’il parlait, derrière son dos, un chaman plus jeune qui avait participé à la scène nocturne, faisait des grimaces pour se moquer du vieil imbécile qui croyait tout ce qu’on lui racontait.
Encore le même jour, on m’appela de nouveau à la ronde des chamans et on m’expliqua que je savais toujours bien rire avec eux, et que, pour commémorer l’événement de la nuit d’avant, je recevrais maintenant le nom de la statuette, et qu’ainsi on pourrait toujours, à partir de ce jour-là, rire ensemble. Pourtant, quelques jours après, ladite statuette avait disparu de nouveau, pour ne plus réapparaître. Et on ne m’a pas non plus raconté la fin du mythe.
C’est l’énorme capacité d’une culture de prendre très au sérieux les esprits, les croyances et les tabous, mais en même temps, de rire et de ridiculiser même les êtres dangereux. On m’enseigna, cette nuit-là, qu’ils peuvent être terribles, mais qu’on peut aussi se moquer d’eux. On m’a donné une leçon (il ne faut pas permettre que des jeunes non-autorisés voient ces statuettes), mais d’une manière légère, joyeuse, sans le doigt levé des maîtres d’école fâchés.
L’Europe a mis très longtemps, et ne parvient toujours pas en tous les cas, à arriver à une religiosité éclairée et à un respect des forces surhumaines, sans perdre, avec cela, le rire et la conscience tranquille que l’on est plus fort que les Esprits.
J’appelle cela non le siècle des lumières, mais le millénaire indigène des lumières, en fait, je crois, de plusieurs millénaires, primaires, en comparaison avec nos essais européens d’arriver à la raison.
Pour moi, c’est de prendre au sérieux, mais de ne pas craindre ni perdre son humour face aux êtres, forces et machines plus puissantes que nous.
Avec la même attitude que celle dont ils font preuve de résistance et d’humour face aux Esprits, les indiens d’Amazonie ont su faire résistance à l’avancée des Européens (encore que, malheureusement, pas toujours avec succès).
On peut aussi parler de l’importance des systèmes de parenté.
Comme j’ai mentionné, il s’agit là souvent de systèmes compliqués pour la compréhension desquels notre pauvre terminologie européenne (qui ne connait pas beaucoup plus que deux ou trois types de tantes ou d’oncles) ne nous prépare pas bien. Dans les cours d’ethnologie, c’est un des thèmes les moins aimés par les étudiants, parce que c’est bien compliqué. Mais au moins, nous pouvons apprendre que la parenté peut avoir une grande valeur.
Les peuples et minorités que l’on appelle, à cause de leurs traditions millénaires, « les Premiers », se trouvent aujourd’hui menacés si non d’extinction, tout au moins d’un changement brutal de leurs cultures en train de perdre leurs valeurs si importantes pour l’humanité.
Il ne s’agit pas de l’extinction de quelques coutumes exotiques mais d’une perte de valeurs fondamentales. En ne respectant pas les cultures des autres, nous risquons de perdre aussi le respect de la culture en général.
Il s’agit de tolérance.
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